Chère Simone de Beauvoir,
Comme vous étiez belle, comme vous êtes belle lorsque vous apparaissez avec votre manteau noir, votre manteau de fourrure et lorsque vous apparaissez sur la banquette des restaurants avec votre tailleur, votre jersey blanc, votre velours rouge, vos bijoux. Comme vous êtes mince, élégante, altière. Quelle affirmation lorsque vous entrez dans le café. Comme votre arrivée hier a été amicale. Je m’interdisais de vous écrire que je vous aime depuis que je suis revenue de Montjean. Aujourd’hui je ne peux pas me taire. Notre soirée s’est prolongée jusqu’au matin, se prolongera jusqu’au soir. Je n’ai pas dormi et j’ai réfléchi. J’ai compris pendant cette longue insomnie efficace que je vous offense lorsque je vous dis que je ne crois plus à mon livre [Ravages]. Vous, vous y croyez, vous consacrez des heures, des soirées à mon travail et puisque j’ai confiance en vous je dois travailler avec simplicité, sincérité, avec modestie surtout. Écrire est devenu mon métier grâce à vous. Il faut que j’exerce ce métier avec honnêteté, fermeté, conviction. Pendant que j’écrirai des livres mon sentiment pour vous, mon amour ne sera pas stérile. Il est stupide de vous raconter mes études pianistiques dans le passé. Vous savez mieux que moi tout ce que j’ai raté. La nuit dernière j’ai pris l’engagement de continuer d’écrire dans le cas où ce troisième livre ne réussirait pas mieux que les précédents. J’ai un lecteur pour chaque livre qui vaut dix mille, cent mille lecteurs, c’est vous. Je ne veux plus de ce mauvais déclic, toujours le même vers minuit, que j’ai eu au « Harry’s Bar ». C’est de la mauvaise féminité, de l’infantilisme, une contorsion, une grimace comme vous dites. Je sais depuis la nuit dernière que cette petite crise est un refoulement sexuel, mon découragement littéraire, un prétexte. Ne parvenant plus à me dominer en vous voyant, en vous désirant, je me veux triste pour me sauver, pour attirer votre attention. Je lutterai de toutes mes forces au « Harry’s Bar ». Apprendre à renoncer, à mériter votre amitié, les soirées que vous me donnez. Vous m’avez demandé plusieurs fois si j’avais revu l’amie avec qui j’ai vécu neuf ans. Non. Je vous l’écris avec simplicité, dans l’équilibre, sans complexe de culpabilité : je suis un tel monstre de méchanceté, d’égoïsme, de bassesse, de cupidité, une telle hystérique que Denise, le mari, ont fui. Je leur ai laissé de très mauvais souvenirs. J’ai été basse. Il y a eu aussi des petites saletés morales avec le couple de Rennes dont vous m’avez parlé hier. Je vous aime, j’ai donc peur souvent de vous perdre ou bien de perdre un peu ce que j’ai de vous. Enfin je n’ai que vous sur tous les plans. Vous êtes ma famille, mon travail, mon indépendance. C’est pour vous que je tends vers certaines perfections mais je flanche aussi. Quand je ne vous dis pas franchement mes bassesses, j’ai peur, je vous crains. Mais je ne vous cache rien chère Simone de Beauvoir. (...)
J’ai oublié de vous dire que j’avais vu Les lumières de la ville. Je l’ai vu avec Jacques Guérin. Et j’ai vu L’Intrus avec Lucienne dont je vous ai parlé. Je vous donne ces détails par besoin de pureté. Vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Quel privilège. Je vous aimerai toujours et ce sera toujours beau.
Violette Leduc
Comme vous étiez belle, comme vous êtes belle lorsque vous apparaissez avec votre manteau noir, votre manteau de fourrure et lorsque vous apparaissez sur la banquette des restaurants avec votre tailleur, votre jersey blanc, votre velours rouge, vos bijoux. Comme vous êtes mince, élégante, altière. Quelle affirmation lorsque vous entrez dans le café. Comme votre arrivée hier a été amicale. Je m’interdisais de vous écrire que je vous aime depuis que je suis revenue de Montjean. Aujourd’hui je ne peux pas me taire. Notre soirée s’est prolongée jusqu’au matin, se prolongera jusqu’au soir. Je n’ai pas dormi et j’ai réfléchi. J’ai compris pendant cette longue insomnie efficace que je vous offense lorsque je vous dis que je ne crois plus à mon livre [Ravages]. Vous, vous y croyez, vous consacrez des heures, des soirées à mon travail et puisque j’ai confiance en vous je dois travailler avec simplicité, sincérité, avec modestie surtout. Écrire est devenu mon métier grâce à vous. Il faut que j’exerce ce métier avec honnêteté, fermeté, conviction. Pendant que j’écrirai des livres mon sentiment pour vous, mon amour ne sera pas stérile. Il est stupide de vous raconter mes études pianistiques dans le passé. Vous savez mieux que moi tout ce que j’ai raté. La nuit dernière j’ai pris l’engagement de continuer d’écrire dans le cas où ce troisième livre ne réussirait pas mieux que les précédents. J’ai un lecteur pour chaque livre qui vaut dix mille, cent mille lecteurs, c’est vous. Je ne veux plus de ce mauvais déclic, toujours le même vers minuit, que j’ai eu au « Harry’s Bar ». C’est de la mauvaise féminité, de l’infantilisme, une contorsion, une grimace comme vous dites. Je sais depuis la nuit dernière que cette petite crise est un refoulement sexuel, mon découragement littéraire, un prétexte. Ne parvenant plus à me dominer en vous voyant, en vous désirant, je me veux triste pour me sauver, pour attirer votre attention. Je lutterai de toutes mes forces au « Harry’s Bar ». Apprendre à renoncer, à mériter votre amitié, les soirées que vous me donnez. Vous m’avez demandé plusieurs fois si j’avais revu l’amie avec qui j’ai vécu neuf ans. Non. Je vous l’écris avec simplicité, dans l’équilibre, sans complexe de culpabilité : je suis un tel monstre de méchanceté, d’égoïsme, de bassesse, de cupidité, une telle hystérique que Denise, le mari, ont fui. Je leur ai laissé de très mauvais souvenirs. J’ai été basse. Il y a eu aussi des petites saletés morales avec le couple de Rennes dont vous m’avez parlé hier. Je vous aime, j’ai donc peur souvent de vous perdre ou bien de perdre un peu ce que j’ai de vous. Enfin je n’ai que vous sur tous les plans. Vous êtes ma famille, mon travail, mon indépendance. C’est pour vous que je tends vers certaines perfections mais je flanche aussi. Quand je ne vous dis pas franchement mes bassesses, j’ai peur, je vous crains. Mais je ne vous cache rien chère Simone de Beauvoir. (...)
J’ai oublié de vous dire que j’avais vu Les lumières de la ville. Je l’ai vu avec Jacques Guérin. Et j’ai vu L’Intrus avec Lucienne dont je vous ai parlé. Je vous donne ces détails par besoin de pureté. Vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Quel privilège. Je vous aimerai toujours et ce sera toujours beau.
Violette Leduc